Une perspective juive sur le bombardement de Gaza

(Initialement publié en anglais le 30 octobre 2023)

J’écris normalement en tant qu’Américain d’origine européenne, mais dans les mois qui ont suivi le 7 octobre, j’ai souvent écrit spécifiquement en tant que juif, car je ne peux m’empêcher de réagir en tant que juif à ce qui se passe en Israël/Palestine. J’ai des amis et des cousines là-bas, et cela affecte mes réactions ; et je lis et j’entends des gens discuter sur ce sujet en termes de ce qui s’est passé et pourrait arriver aux « Juifs », c’est-à-dire aux gens comme moi, non seulement en Israël, mais ailleurs.

Ma mère a grandi à Vienne. Elle avait 14 ans en 1938, lorsque l’armée allemande est arrivée et a été accueillie par des défilés. Elle passait les semaines suivantes à faire des courses pour ses parents car il était dangereux pour eux de se retrouver dans la rue. Ils n’étaient pas seulement juifs, mais aussi gens de gauche, et ils ont compris immédiatement qu’ils devraient partir. C’était plus facile de sortir dans les premiers mois, et ils sont venus aux États-Unis. Mon grand-père a aidé d’autres membres de la famille à sortir. Il a essayé d’aider son frère préféré et la cousine préférée de ma mère, mais pour diverses raisons ceci n’ont pas quitté le pays avant qu’il ne soit trop tard. Ils ont été transportés vers l’est dans les wagons à bestiaux et exterminés.

Ma mère a vécu cette expérience jusqu’à sa mort à l’âge de 90 ans. Elle s’est toujours considérée comme une réfugiée. Elle a trouvé la sécurité aux États-Unis, mais ne s’y est jamais sentie chez elle. Elle a également découvert qu’aux États-Unis, elle était traitée comme une personne blanche et que d’autres Blancs lui parlaient des Noirs de la même manière que les Autrichiens allemands parlaient des Juifs. Même de nombreux Juifs américains parlaient des Noirs de la même manière que les Autrichiens allemands parlaient des Juifs.

Elle avait vécu l’expérience des nazis et avait constaté que de nombreux Américains blancs se comportaient comme des nazis. Donc plutôt que d’élever ma sœur et moi dans la peur des nazis ou que de nous apprendre à poser la question : « qui nous cacherait si les nazis arrivaient ? » – elle nous a élevés pour ne pas être des nazis. Elle nous a appris à mépriser le militarisme et le racisme, et à défendre les personnes exclues ou opprimées, les immigrés, les réfugiés, les personnes considérées ou traitées comme différentes. Pour elle, ces gens étaient « les Juifs », les gens comme elle, quels qu’ils soient.

Aucune boussole morale n’est parfaite. Il est parfois difficile de déterminer qui sont les « bon gars ». Parfois, il n’y a pas de bons gars. Mais il est toujours possible de choisir de ne pas être nazi – de dire que peu importe à quel point on est poussé, à quel point on peut se sentir désespéré ou en colère, ou à quel point on a peur, il y a des choses qu’on ne fera pas.

Ma mère nous a appris que les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki étaient des atrocités impardonnables, comme l’Holocauste – et que nous devons faire tout notre possible pour empêcher que de telles choses ne se reproduisent. Quand j’ai lu « Abattoir 5 » de Kurt Vonnegut et que je lui ai posé des questions sur l’attentat à la bombe incendiaire contre Dresde, elle a répondu que c’était la même chose : une atrocité visant une population civile. Le fait qu’ils étaient Allemands, dont beaucoup étaient vraisemblablement nazis, n’excusait pas le choix de les éliminer, hommes, femmes et enfants. Assassiner aveuglément des dizaines ou des centaines de milliers de personnes en raison de leur identité ou de leur lieu de résidence, c’était se comporter comme les nazis.

Demonstration at Copley Square Boston MA against Israeli occupation of Palestine 2003

Ma mère n’était pas exceptionnelle. De nombreux réfugiés et survivants de l’Holocauste nazi ont eu des réactions similaires. C’était presque un cliché des écrits israéliens sur la formation de l’État juif et l’expulsion des Palestiniens : le moment où un soldat juif a regardé autour de lui et a réalisé qu’il se comportait désormais comme un nazi et les Palestiniens étaient les Juifs. Certains auteurs ont poussé cette méditation jusqu’à sa conclusion logique (pour moi) et se sont retournés contre le projet d’État sioniste – certains sont partis ; certains ont continué à vivre en Israël/Palestine, mais ont travaillé à façonner un avenir multiethnique et multireligieux, que ce soit dans un État ou deux. D’autres ont tiré une leçon plus douteuse (pour moi), concluant qu’ils faisaient quelque chose d’horrible mais qu’ils n’avaient pas le choix : l’analogie fréquente était que les Juifs ont sauté d’un bâtiment en feu, atterrissant malheureusement sur la tête de quelqu’un d’autre ; ils ont blessé un passant et en ont été désolés, mais l’essentiel était qu’ils ont dû sauter.

Je continue d’entendre de nombreuses personnes faire écho à cette affirmation, selon laquelle les Israéliens font quelque chose de terrible, mais n’ont pas le choix. Mais de plus en plus, j’entends une affirmation différente : que les Palestiniens – ou plus précisément le Hamas – sont les nazis. Je n’ai pas besoin de célébrer ou d’excuser le Hamas pour rejeter cette analogie. Si les nazis avaient été une bande de fanatiques désespérés menant occasionnellement d’horribles attaques contre des civils, on se souviendrait à peine d’eux, car il y a eu des centaines de groupes comme celui-là, partout dans le monde. Ce qui distinguait les nazis n’était pas qu’ils détestaient les Juifs – c’est un cliché de l’histoire juive que nous avons toujours eu des ennemis – mais qu’ils exploitaient la puissance d’un État-nation moderne et de la technologie moderne pour tuer non seulement des centaines ou des milliers de personnes, mais des millions.

Je ne vais pas rejeter une fausse analogie avec les nazis pour en adopter une autre. Le fait que de nombreuses personnes, dans de nombreuses guerres, aient eu des moments où ils ont réalisé qu’ils se comportaient comme des nazis ne signifie pas que ce qu’ils ont fait était comparable. Les nazis ont commis un génocide méthodique qui n’avait jamais été tenté à tel échelle et qui n’a jamais été égalé – ils n’étaient en aucun cas la seule nation à commettre ou à tenter un génocide, mais ils l’ont géré avec une efficacité qui était unique, et en ce sens uniquement horrible.

Mais, en tant que fils de ma mère, je pense à son histoire et je m’en laisse guider. Ma mère s’est opposée inconditionnellement à la peine de mort : elle ne croyait pas que l’État devrait jamais tuer des gens calmement et efficacement, peu importe ce qu’ils avaient fait – et encore moins tuer toute leur famille, leurs enfants. Elle avait particulièrement horreur des États « civilisés » qui tuaient avec l’efficacité moderne : si une nation larguait des bombes sur des gens qui n’avaient pas d’avions, elle s’imaginait toujours sous les bombes, pas dans les avions. Elle pouvait s’imaginer à Dresde ou à Hiroshima ; elle aurait pu s’imaginer dans un kibboutz le 7 octobre, se cachant des assassins, mais elle aurait beaucoup plus facilement pu s’imaginer à Gaza, sous les bombes. Il m’est beaucoup plus facile de m’imaginer à Gaza, sous les bombes. C’est un sort beaucoup plus courant dans notre monde moderne ; Les victimes voient rarement ceux qui les tuent, et les tueurs ne les voient pas non plus.

Il y a quelques années, je suis allé en Pologne, à Przemysl, pour voir d’où venaient ma grand-mère et aussi le père de mon père. Certains amis juifs ne comprenaient pas pourquoi je voulais visiter cet endroit ni comment je pouvais en ressentir de la nostalgie. Ils me disaient : « Les Polonais étaient encore pires que les Allemands ». Ce commentaire m’a paru bizarre, alors ils m’ont envoyé des histoires pornographiques violentes, sur des paysans éventrant des femmes juives avec des faux, ou rassemblant des Juifs dans une synagogue avec des gourdins et y mettant le feu. Ces histoires étaient horribles, mais l’implication était pire : que les paysans qui étaient habitués à abattre des animaux avec des couteaux de boucher et à massacrer les Juifs de la même manière étaient pires que les Allemands civilisés qui achetaient leur viande dans les magasins et envoyaient les Juifs se faire gazer efficacement par millions. Pour moi, c’est ce qui définit le fait d’être « comme les nazis » : des meurtres méthodiques sanctionnés par l’État, utilisant les dernières technologies et anéantissant familles entières sans même avoir à regarder les personnes qu’on tue.

Ceci ne s’agit pas d’un État ou d’un autre. Il s’agit d’avoir le pouvoir de tuer avec efficacité, avec les mains propres, comme la grande majorité des gens ont été tués dans la plupart des guerres de ma vie. Et oui, je pense que c’est encore plus horrible que tuer à l’ancienne, parce qu’il est plus facile de prétendre que vous ne le faites pas, ou que vous préféreriez ne pas le faire – et quand vous pouvez faire semblant de ne pas le faire, vous pouvez en faire bien plus, et désactiver les images, ou les rejeter comme de la propagande, ou déplorer les morts, mais en tant que chiffres, pas en tant que personnes.

Je vois les photos des Israéliens tués le 7 octobre, avec leurs noms et leurs biographies. Les images de Gaza montrent des quartiers entiers détruits, des masses de blessés et de morts – j’entends des chiffres plutôt que des noms : trente mille tués, quarante mille tués. C’est le langage des statistiques, le langage de l’abattoir, du nombre de hamburgers vendus par McDonald’s. La plupart d’entre nous ressentent une horreur plus viscérale face à la mort d’une personne que nous connaissons par son nom et son visage que face à la mort abstraite de dix mille ou cent mille personnes. Mais je m’imagine aussi plus facilement sous les bombes que dans les avions. Et tout ce que je veux, c’est que les bombardements s’arrêtent.

Ce n’est pas la réponse à des problèmes à long terme, ni à des traumatismes et à des haines qui remontent à plusieurs décennies et générations. Mais c’est la réponse vitale et immédiate à ce qui doit être fait maintenant, aujourd’hui. Cessez-le-feu ; arrêtez le massacre. Ensuite, faites tout ce qu’il faut pour réduire la haine, le traumatisme ; faites le long et dur travail de construction, qui est toujours plus difficile et prend plus de temps que de détruire. Mais d’abord, arrêtez. Arrêtez les bombardements. Apportez de la nourriture, de l’eau, du carburant et des fournitures médicales aux personnes coincées et mourantes. Ce n’est pas une réponse à toute l’histoire profonde et douloureuse, ni aux questions infinies sur ce qu’il faut faire ensuite – mais pour l’instant, c’est la seule réponse qui compte.

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